- ANTIMATIÈRE
- ANTIMATIÈREL’antimatière exerce une certaine fascination: le grand public, les lecteurs de revues scientifiques et même les spécialistes ont un peu le vertige à l’énoncé de ses propriétés. En effet, si 1 gramme d’antimatière était mis en contact avec 1 gramme de matière ordinaire, il se produirait une annihilation brutale libérant autant d’énergie que la fission de quelques kilogrammes de plutonium ou la combustion de quelques milliers de tonnes de charbon. Néanmoins, seul le contact entre matière et antimatière est explosif. L’antimatière, par elle-même, est stable. Elle a d’ailleurs des propriétés tout à fait semblables à celles de la matière. L’antihydrogène, par exemple, est formé d’un antiélectron chargé positivement, appelé «positon», tournant autour d’un antiproton. Il en va de même pour les autres antiatomes et même pour les antimolécules les plus complexes, qui obéissent certainement aux mêmes lois chimiques que celles qui régissent la matière. À ce stade de l’exposé, l’imagination prend facilement le relais. Dans un scénario de science-fiction où un antimonde existerait quelque part dans l’Univers, les communications électromagnétiques seraient envisageables entre cet antimonde et le monde «ordinaire», mais tout contact physique, tout échange matériel serait impossible, car il entraînerait une immense explosion.L’existence d’antiparticules a d’abord été prédite par des travaux théoriques. Puis des antiparticules ont été produites dans les grands accélérateurs et, de nos jours, des faisceaux de positrons ou d’antiprotons sont couramment utilisés pour des expériences de physique fondamentale. Des antiparticules sont parfois détectées dans les rayons cosmiques, mais on n’a pas la preuve que des quantités importantes d’antimatière (étoiles, galaxies, etc.) existent dans l’Univers. Nous allons revenir sur ces trois aspects de l’antimatière: existence d’une antiparticule associée à chaque particule; production et utilisation d’infimes quantités d’antimatière en laboratoire; enfin, rôle de l’antimatière en cosmologie et en astrophysique.1. Théorie des antiparticulesÀ l’époque des premières spéculations sur les antiparticules, la matière pouvait être décomposée en trois constituants primordiaux: l’électron, le proton et le neutron, dont on soupçonnait l’existence et que l’on s’apprêtait à découvrir. Toutes les expériences d’électricité confirment une parfaite symétrie entre les charges positives et les charges négatives. Par exemple, deux charges positives se repoussent en obéissant exactement à la même loi que les deux charges négatives correspondantes. La nature semble pourtant rompre brutalement cette symétrie: les charges négatives sont associées aux particules les plus légères, les électrons, qui peuvent facilement passer d’un atome à l’autre dans une molécule ou d’un site à l’autre dans un cristal, tandis que les charges positives sont liées aux noyaux, c’est-à-dire aux composants les plus lourds et les moins mobiles. Bien entendu, c’est par pure convention que les électrons sont dits chargés négativement, et les noyaux positivement; on peut dire plus généralement que les charges opposées jouent des rôles différents dans la matière qui nous entoure. La théorie de l’électron, élaborée par Dirac, rétablit une symétrie entre les charges positives et les charges négatives, en introduisant le concept d’antiparticule.L’histoire prétend que l’existence du positron a été prédite par Paul Dirac en 1929 et qu’il s’agit là d’un des plus grands succès de la physique théorique. En réalité, un long cheminement, mêlant les spéculations hardies et l’analyse critique rigoureuse, fut nécessaire pour élaborer cette théorie. Le début du siècle vit naître la théorie de la relativité, qui modifie notre conception de l’espace et du temps, établit l’équivalence entre masse et énergie, et corrige la mécanique classique lorsque de grandes vitesses sont en jeu. L’autre grand progrès résulte de l’apparition de la mécanique quantique, qui traite des processus microscopiques. Cependant, la mécanique quantique, telle qu’elle fut formulée par Bohr, de Broglie, Heisenberg, Schrödinger..., est malheureusement non relativiste, c’est-à-dire n’est valable que si la vitesse des particules reste petite par rapport à celle de la lumière. Or l’électron, comme toute particule ponctuelle, est soumis aux lois de la mécanique quantique, mais son étude relève aussi de la relativité car, étant très léger, il peut facilement acquérir une vitesse très élevée et devenir une particule relativiste.Les premières descriptions du mouvement des particules élémentaires furent fondées sur l’équation de Klein-Gordon. En résolvant cette dernière, on obtient les états d’énergie E :Il apparaît qu’outre des états d’énergie positive E (acceptables) on a aussi des états ayant une énergie négative. L’état fondamental d’une particule étant celui où son énergie est minimale, les électrons devraient alors passer à des états d’énergie de plus en plus négative d’où ils ne pourraient plus revenir. Comment se fait-il dès lors que les électrons ne disparaissent pas tous? Un autre problème est inhérent à l’équation de Klein-Gordon: les états d’énergie négative ont une densité de probabilité négative.En 1927, Dirac essaya d’éviter ces deux problèmes. Il utilisa une autre équation relativiste (dite équation de Dirac) et réussit à résoudre le problème de la densité de probabilité négative. Cette équation décrivait seulement les particules à spin 1/2, qu’on appelle fermions, le spin étant le moment cinétique intrinsèque d’une particule. Mais le spectre d’énergie comporte toujours des états d’énergie négative.Pour résoudre le problème des énergies négatives, Dirac évoqua le principe d’exclusion de Pauli, principe qui interdit à deux fermions ayant les mêmes nombres quantiques d’appartenir au même état d’énergie. Ce principe a été énoncé par Wolfgang Pauli, quelques années auparavant, pour expliquer la structure des orbitales et des spectres atomiques.Dirac postula que tous les états d’énergie négative sont occupés, l’ensemble constituant ce qu’on appelle la «mer». Il considéra le vide comme une mer infinie d’états d’énergie négative. Dès lors, les électrons d’énergie positive ne peuvent pas «tomber» dans des états d’énergie de plus en plus négative puisque c’est interdit par le principe d’exclusion de Pauli. On a donc une théorie où l’électron est stable.Toutefois, on peut créer un «trou» dans la mer en excitant un électron (en lui donnant de l’énergie) de son état d’énergie négative (face=F0019 漣 E ) à un état d’énergie positive (E ), comme le montre la figure 1. L’absence d’un électron de charge 漣 e et d’énergie 漣 E est interprétée comme la présence d’une antiparticule de charge + e et d’énergie + E . L’effet de cette excitation est la production d’une paire de particules: électron (E , 漣 e ) + positron (E , e ).La théorie de Dirac implique donc l’existence de particules d’énergie positive et de charge positive. En 1930, Dirac interpréta ces particules positives comme des protons, mais, en 1931, à la suite d’une critique d’Oppenheimer, il les décrit comme des antiélectrons de même masse que l’électron, mais de charge opposée. Ces particules, les positons, furent observées dans le rayonnement cosmique en 1932 par Carl D. Anderson. Cette découverte fut une confirmation éclatante de la théorie de Dirac (qui reçut le prix Nobel en 1933 pour son travail sur l’équation relativiste de l’électron).Jusqu’à 1934, cette théorie fut la seule qui tînt compte des deux aspects quantique et relativiste, mais elle laissait entier le problème de cette mer d’états d’énergie négative, invisible, qui ne se manifeste que par d’éventuels trous. Plus tard, les travaux de Pauli et Weisskopf (1934), Stückelberg (1941) et Richard Feynman (1948) aboutissent à l’interprétation de Feynman-Stückelberg des solutions d’énergie négative. L’explication de Feynman est qu’une solution d’énergie négative décrit une particule qui remonte le cours du temps, ou, d’une manière équivalente, une antiparticule qui se propage dans le même sens que le temps (fig. 2).Le formalisme de Feynman, autrement dit le formalisme de l’électrodynamique quantique, est intéressant car il fait jouer à l’électron et au positon des rôles entièrement symétriques.Lors d’un choc, ils peuvent s’annihiler, créant de l’énergie en quantité égale à la masse qui disparaît. Inversement, de l’énergie lumineuse peut parfois se matérialiser sous la forme d’une paire électron-positon. Cette possibilité de transformer de la masse en énergie, ou vice versa, est une conséquence de la relativité restreinte. Un électron et un positron peuvent aussi s’associer pour former un atome appelé «positonium». Cet état est semblable à celui de l’atome d’hydrogène: le positon joue le rôle du noyau autour duquel vient graviter l’électron. Cependant, le positonium est instable: il finit par s’annihiler en deux ou trois photons. La durée de vie ainsi que les niveaux d’énergie sont calculables en électrodynamique quantique.Les résultats établis historiquement d’abord pour l’électron sont en fait plus généraux. Chaque particule possède une antiparticule qui lui est associée. Elles ont les mêmes caractéristiques mécaniques, c’est-à-dire même masse et même moment cinétique intrinsèque, ou spin. Mais une particule et son antiparticule ont des valeurs opposées de leurs autres nombres quantiques que sont la charge électrique, le moment magnétique, l’étrangeté, le charme, la beauté, le nombre baryonique, le nombre leptonique, etc. Il existe ainsi un antiproton chargé négativement, un antineutron différent du neutron, etc. Certaines particules neutres, comme le méson 神0, sont par contre leur propre antiparticule. C’est également le cas du photon, ce qui explique pourquoi les ondes électromagnétiques sont les mêmes pour la matière et pour l’antimatière.Les expériences de diffusion profondément inélastiques, plus particulièrement les diffusions électron-proton au Slac (Stanford Linear Accelerator), ont montré que les hadrons sont composés de particules élémentaires, les quarks, liés entre eux par l’interaction forte (chromodynamique quantique). Dans ce schéma, à chaque quark est associé un antiquark. Si un baryon résulte de la liaison de certains quarks, l’antibaryon associé est bâti avec les antiquarks correspondants. Les mésons résultent de la liaison d’un quark et d’un antiquark. Dans cette description moderne, la matière est constituée par trois «générations» de quarks et de leptons, le nombre trois a été établi par les expériences du C.E.R.N. (laboratoire européen de physique des particules), à Genève, comme le montre le tableau, tandis que l’antimatière est faite des antiquarks et des antileptons conjugués.On a longtemps cru qu’il y avait une parfaite symétrie entre matière et antimatière. En termes plus formels, si C est l’opérateur, dit «conjugaison de charge», qui transforme une particule p en son antiparticule 樂, soit C | p 礪 = | 樂 礪, ou qui transforme un système composé de matière s en le système 丹 d’antimatière, la symétrie est exacte si 丹 jouit des mêmes propriétés que s. Mais on a découvert que la conjugaison de charge, C , est violée. En effet, C transforme un neutrino gauche 益L (hélicité = 漣 1/2, l’hélicité étant la projection du spin de la particule sur l’axe de sa quantité de mouvement p ) en un antineutrino gauche 益L. Or l’absence des antineutrinos gauches 益L est une violation de C . On a découvert aussi que l’opération de parité P , qui échange la gauche et la droite, est violée.En première approximation, la symétrie combinée CP , obtenue en effectuant successivement une opération de parité et une de conjugaison de charge, est exacte. En 1964, d’infimes violations de CP ont été découvertes dans la désintégration des mésons K neutres et sont étudiées depuis lors avec beaucoup de minutie. En revanche, en combinant aussi le renversement du temps T , on obtient une symétrie CPT dont tout laisse à penser qu’elle est exacte.Lorsqu’on parle de la symétrie matière-antimatière, il convient de préciser laquelle des symétries C , CP ou CPT on teste. Par exemple, l’égalité des masses inertes du proton et de l’antiproton est un test de CPT , tandis que l’excès de matière par rapport à l’antimatière dans l’Univers requiert une violation de la symétrie moins forte CP .2. Antimatière en laboratoireLes particules de l’espace interplanétaire arrivant dans l’atmosphère y subissent des collisions et modifient ainsi l’énergie des particules qu’elles rencontrent. Si leur vitesse est suffisante, elles peuvent créer des paires électron-positon au cours de ces chocs, en libérant leur énergie cinétique. Ce sont les positons créés par ce processus qui ont été observés par Anderson.C’est seulement en 1955 que Owen Chamberlain, Emilio Segrè et leurs collaborateurs ont pu, grâce au grand accélérateur de Berkeley, en Californie, le Bevatron, mettre en évidence l’antiproton. En effet, pour produire une antiparticule dans un milieu uniquement constitué de matière, il faut pouvoir réaliser la conversion d’une forme d’énergie pour fabriquer une paire particule-antiparticule. L’énergie nécessaire pour créer une paire proton-antiproton doit être, au moins, supérieure à deux fois l’énergie au repos (E ) du proton. E est donnée par la formule d’Einstein E = mc 2, m étant la masse du proton, c la vitesse de la lumière dans le vide. On a m = 1,6 憐 10-27 kilogramme, d’où E = 1,5 憐 10-10 joule, soit approximativement 0,94 gigaélectronvolt (le gigaélectronvolt, ou GeV, vaut un milliard d’électronvolts). Pour pouvoir mettre en évidence un antiproton, il fallait donc disposer d’une machine assez puissante pour accélérer des particules à des énergies supérieures au gigaélectronvolt. Dans l’expérience de Berkeley, une mince feuille de cuivre était bombardée par un jet de protons de 6,2 GeV. Des paires proton-antiproton étaient produites. On a mesuré la masse et la charge de l’antiproton. Comme la théorie le prédit, sa masse est la même que celle du proton, et sa charge est opposée.L’étude de l’antimatière en laboratoire a beaucoup progressé depuis les expériences d’Anderson et de Segrè mettant en évidence les premières antiparticules. Pour presque toutes les particules élémentaires connues actuellement, on a pu observer l’antiparticule correspondante. Comme au proton est associé l’antiproton, au neutron correspond l’antineutron, au neutrino l’antineutrino, et la conversion de l’énergie cinétique d’une particule en une paire particule-antiparticule est fréquemment observée. Certaines nouvelles particules, comme celles contenant le quark c, dit «charmé», ont été découvertes directement en association avec leur antiparticule. On a même réussi à fabriquer quelques antinoyaux tels l’antideutérium (1 antiproton et 1 antineutron) et l’antihélium-3 (2 antiprotons et 1 antineutron).Un autre succès est que l’antimatière est produite en quantité suffisante pour pouvoir alimenter des faisceaux d’accélérateurs de particules. Dans les collisions de protons très rapides contre des noyaux, on produit, entre autres particules, des antiprotons, qui sont séparés par un champ magnétique des particules neutres ou positives produites. On obtient ainsi des faisceaux dits secondaires utilisés dans des expériences de diffusion d’antiprotons sur des protons ou sur des noyaux. Malheureusement, l’intensité et la pureté des faisceaux secondaires d’antiprotons laissent beaucoup à désirer, ce qui rend les mesures physiques imprécises. En particulier, les antiprotons sont noyés dans une quantité très abondante de pions négatifs. De plus, l’intensité des antiprotons décroît rapidement avec leur vitesse, ce qui limite l’utilisation des faisceaux dans le domaine des basses énergies.Pour pallier ces inconvénients, le C.E.R.N., dont le siège est à Genève, et qui regroupe la plupart des pays d’Europe de l’Ouest (et, plus récemment, quelques pays de l’Est), a décidé, à la fin des années 1970, un vaste programme de production, de stockage et d’utilisation des antiprotons. Le mot «stockage» peut surprendre. L’antimatière ne saurait, en réalité, être déposée dans une boîte de matière sans s’annihiler immédiatement. La méthode utilisée au C.E.R.N. consiste à maintenir l’antimatière dans le vide en la faisant tourner dans un anneau entouré d’aimants. Au fur et à mesure que les antiprotons sont produits, ils viennent enrichir le faisceau, et on corrige la dispersion de leurs vitesses de façon à les grouper en paquets cohérents, selon une méthode très astucieuse appelée «refroidissement stochastique». Les antiprotons sont ensuite déviés par un champ magnétique de l’anneau de stockage et envoyés dans d’autres accélérateurs où ils participent à des collisions.L’application qui a connu le plus grand retentissement a été mise en œuvre au Super Proton Synchrotron (S.P.S.) du C.E.R.N., mettant en jeu des énergies jamais atteintes en laboratoire. Le but principal était de produire les bosons intermédiaires des interactions faibles prédits dans la théorie de Glashow, Weinberg et Salam. En 1984, le succès de cette expérience a valu le prix Nobel de physique à S. Van der Meer, qui construisit la machine à stocker et refroidir les antiprotons, ainsi qu’à Carlo Rubbia, qui dirigeait l’une des deux expériences du C.E.R.N. Un complexe à antiprotons similaire, mais plus puissant, a été ensuite installé au Fnal (Fermi National Laboratory), près de Chicago, ce qui a permis de consolider les résultats acquis au C.E.R.N.La physique des bosons intermédiaires continue d’ailleurs de progresser grâce à une autre machine particule-antiparticule, le L.E.P. (Large Electron-Positron Collider), où des électrons et des positons sont envoyés les uns contre les autres. Un des grands succès du L.E.P. a été de mesurer la désintégration du boson neutre des interactions faibles, Z 0, en paires neutrino-antineutrino. La réaction est: e+ + 勒Z 0益益. Cela a permis de compter le nombre de neutrinos de masse nulle ou très faible, confirmant qu’il n’y a que trois générations, 益e, 益猪 et 益r (cf. tableau). Ce résultat est en accord avec l’astrophysique.À basse énergie, on retrouve une compétition, ou plutôt une complémentarité, entre les collisions proton-antiproton et les collisions électron-positon. On a utilisé, par exemple, ces deux types de machine pour étudier le spectre et les propriétés de désintégration du charmonium, famille des particules contenant un quark charmé c et l’antiquark conjugué 縷, ou des particules charmées, où le quark charmé est associé à des quarks ou antiquarks légers. La physique des particules contenant le quark «beau» (b dans le tableau) a été étudiée par des collisions électron-positon. Pour affiner les mesures et détecter des phénomènes très rares, on envisage la construction d’«usines à beauté», où l’intensité des faisceaux d’électrons et de positons sera considérablement augmentée.Pour cette physique très importante que nous venons d’évoquer, l’antimatière n’est utilisée que comme outil pour fabriquer des bosons intermédiaires ou des quarks lourds. C’est auprès de l’anneau L.E.A.R. (Low Energy Antiproton Ring) du C.E.R.N. qu’est étudiée la physique de l’antimatière elle-même, et son interaction avec la matière, domaine où bien des mystères restent à élucider. Des résultats surprenants ont été observés dans les expériences effectuées au Bevatron de Berkeley, produisant les premiers antiprotons. Lorsque ces antiprotons sont envoyés sur des protons, ils ont une plus grande probabilité de s’annihiler que de diffuser élastiquement. On s’attendait à ce que l’annihilation ne se produise qu’assez rarement, dans les collisions de plein fouet, parce qu’on croyait à l’époque que le proton et l’antiproton étaient élémentaires, c’est-à-dire de petite taille. Les machines actuelles permettent d’étudier en détail la diffusion des antiprotons sur des protons ainsi que de faire le bilan des réactions d’annihilation, où un proton et un antiproton disparaissent pour former des paires quark-antiquark qui se matérialisent en mésons.Lorsqu’un antiproton et un proton se rapprochent, ils peuvent donc dévier mutuellement leurs trajectoires ou bien s’annihiler brutalement. Une troisième possibilité a été suggérée ces dernières années: selon certaines prédictions théoriques, la matière et l’antimatière pourraient parfois former un composé nucléaire métastable appelé «baryonium», qui survivrait un temps très court avant l’annihilation. Il s’agirait d’une sorte de nouveau noyau où un antibaryon (antiproton, par exemple) s’associerait avec un baryon (proton ou neutron). La recherche du baryonium a mobilisé les efforts de très nombreuses équipes expérimentales, avec des résultats souvent contradictoires. Les expériences faites au L.E.A.R. ont permis de clarifier la situation: certains candidats n’ont pas été confirmés, mais un état de masse d’environ 1,56 GeV/c 2, nommé AX , semble avoir toutes les caractéristiques requises.Les antiprotons lents ouvrent des perspectives inédites en physique nucléaire. En frôlant les noyaux, les antiprotons peuvent exciter des niveaux d’énergie qui ne sont pas facilement accessibles avec des électrons ou des protons. L’annihilation d’un antiproton sur un noyau correspond à un dépôt très localisé d’une énorme quantité d’énergie. Quand cette énergie se libère, le noyau se retrouve dans un état de complet déséquilibre, et il subit une série d’évaporations et de fragmentations. Ces expériences doivent permettre de mieux cerner l’équation d’état de la matière nucléaire, essentielle par exemple pour comprendre l’évolution des étoiles.Dans le domaine des symétries, les antiprotons permettent des comparaisons précises entre la matière et l’antimatière. Il est déjà établi que la masse inerte de l’antiproton est la même que celle du proton à une précision de 10-8. On pense atteindre prochainement 10-9 et même mieux grâce à l’émulation entre une équipe de Harvard et une autre d’Orsay, toutes deux opérant au C.E.R.N. Très schématiquement, on compare la durée de révolution du proton et de l’antiproton dans un champ électromagnétique.Indirectement, cette mesure de masse inerte, test de la symétrie matière-antimatière CPT , est aussi sensible aux effets gravitationnels. En effet, selon les principes qui sont à la base de la relativité générale, le temps propre ou, si l’on veut, l’horloge interne du proton et de l’antiproton dépend légèrement de la force de gravitation qu’il éprouve. Si, par exemple, l’antiproton ne subissait pas la gravitation terrestre, son horloge serait décalée d’une fraction de 10-9 par rapport à celle du proton.En fait, on se propose de vérifier directement, par une expérience spécifique, que le proton et l’antiproton «tombent» avec la même vitesse dans le champ de gravitation terrestre. Personne ne doute qu’un antiproton serait attiré par une «anti-Terre», aussi fortement qu’un proton est attiré par la Terre. Ce que l’on veut savoir, c’est si la Terre, faite de matière, exerce la même force sur une particule et sur l’antiparticule associée. C’est le résultat qu’on pense obtenir dans la théorie conventionnelle de la gravitation, mais des différences sont attendues dans certaines théories plus ambitieuses où la gravitation est incorporée dans un vaste schéma unificateur qui regroupe toutes les interactions fondamentales.Ces expériences se révèlent très difficiles, car il faut déceler des effets gravitationnels sur des particules chargées qui subissent des forces électriques beaucoup plus intenses. On pourrait améliorer la situation en réussissant à fabriquer de l’antihydrogène, électriquement neutre, à partir d’antiprotons et de positrons. L’antihydrogène pourrait permettre aussi des expériences de physique atomique de très grande précision, où le spectre d’émission et d’absorption serait comparé à celui de l’hydrogène. Cela constituerait un test rigoureux de la parfaite symétrie de la matière et de l’antimatière vis-à-vis des forces électriques qui lient les atomes.3. Antimatière dans l’UniversPuisqu’on a découvert l’antiparticule associée à chaque particule et vérifié que les antiparticules interagissaient entre elles comme le font les particules, il est certain que tous les antinoyaux et tous les antiatomes ou antimolécules peuvent exister. Le problème est de savoir s’il y a réellement de l’antimatière en abondance dans l’Univers. Les interrogations à ce sujet viennent en fait de la cosmologie, qui est la science qui spécule sur la naissance et l’évolution du monde. Les modèles de cosmologie ont en commun une explosion initiale, le «big bang». L’énergie libérée s’est matérialisée sous forme de paires quark-antiquark ou lepton-antilepton. Au cours du refroidissement qui a suivi, les quarks ont pu se regrouper trois par trois pour former les nucléons à l’origine de la matière.Il y a encore quelques années, certaines symétries ou principes de conservation régissant la physique microscopique n’étaient pas remis en cause. C’était le cas, nous l’avons vu, pour la symétrie CP , dont on a découvert qu’elle était en fait légèrement violée. C’était aussi le cas pour la conservation du nombre baryonique, qui implique qu’un quark ne peut apparaître ou disparaître qu’associé à un antiquark ou, si on raisonne de façon plus macroscopique, que la matière ne peut être créée ou détruite que combinée à exactement la même quantité d’antimatière. Dans ces conditions, si les planètes, les étoiles et les galaxies qui nous entourent sont faites de matière, il doit y avoir, peut-être très loin de nous, une masse égale d’antimatière. D’après les observations, on peut exclure qu’il y ait un contact entre de la matière et de l’antimatière dans l’Univers. À la zone de contact, des réactions d’annihilation se produiraient, créant en abondance des mésons 神0, qui se désintègrent en deux photons très énergétiques et facilement identifiables. Or aucun signal de ce type n’est perçu dans les détecteurs de rayons «gamma» cosmiques.La cosmologie moderne propose une alternative fondée sur une brisure des symétries fondamentales. Plus précisément, pour obtenir un Univers fait uniquement de matière, il faut réunir trois conditions: l’absence d’équilibre thermodynamique au début de l’Univers, la brisure de la symétrie de renversement du temps et, surtout, la non-conservation du nombre baryonique.On arrive à concevoir assez facilement que, immédiatement après le big-bang, l’Univers, en pleine évolution, avec la transformation d’énergie en particules, et, surtout, en expansion, soit assez loin de ce qu’on appelle l’équilibre thermodynamique.La violation de la symétrie de renversement du temps T est concevable à ces très hautes densités d’énergie, car elle a déjà été observée en laboratoire, grâce à des mesures de très haute précision. La violation de T est, en effet, équivalente à celle de CP si l’on croit que la symétrie CPT est exacte.On reste cependant au niveau des spéculations pour la violation du nombre baryonique. Sous ce vocable se cache la prédiction spectaculaire que la matière serait instable! Elle pourrait se transformer spontanément en énergie sans avoir besoin de s’annihiler avec de l’antimatière. La violation du nombre baryonique est prédite dans la plupart des théories dites «unifiées», où les forces fortes, faibles et électromagnétiques sont décrites comme les différentes facettes d’une même interaction. Cette unification se produit à une échelle d’énergie de l’ordre de 1015 GeV. Des expériences ont été entreprises pour détecter la désintégration du proton, phénomène certainement rarissime s’il se produit puisque, selon les estimations théoriques, la durée de vie de la matière serait de l’ordre de 1 031 années ou plus. Pour avoir une chance de détecter quelques événements par an, il faut disposer d’une énorme source de détection placée à l’abri des rayons cosmiques. Les expériences américaines, japonaises ou européennes sont pratiquées dans des mines profondes désaffectées ou dans des salles situées au milieu de longs tunnels sous des montagnes. Tous les résultats sont négatifs, jusqu’à présent. Dans le même genre d’idées, certaines nouvelles théories prédisent qu’un neutron pourrait, mais avec une probabilité extrêmement faible, se transformer spontanément en antineutron. Des expériences sont effectuées avec les neutrons émis par le réacteur à haut flux de l’institut Laue-Langevin à Grenoble. L’espoir est que, au milieu de milliers et de milliers de neutrons interagissant mollement avec la matière, on observe une gerbe d’annihilation due à un neutron devenu antineutron. Aucun signal de ce type n’a encore été observé. Si les résultats des expériences d’instabilité du proton ou d’oscillations neutron-antineutron persistaient à donner des résultats négatifs, il faudrait imaginer que la violation du nombre baryonique ne se produit pas «à froid», mais seulement aux densités d’énergie colossales sévissant au début de l’Univers.4. Utilisation de l’antimatièrePour revenir sur la Terre, ou presque, mentionnons qu’il a été souvent proposé d’utiliser l’antimatière comme combustible des fusées interplanétaires. Une masse infime de matière et d’antimatière, en s’annihilant, pourrait fournir autant d’énergie que la combustion de tonnes d’hydrogène et d’oxygène. Bien entendu, il n’y a pas de miracle: la production de l’antimatière, processus à rendement dérisoire, exigerait des accélérateurs brûlant l’électricité de plusieurs centrales nucléaires pendant des années. Et, surtout, on n’a pas encore un embryon de solution pour le stockage et la récupération de l’antimatière ainsi produite. Plus sérieux pourrait être le projet d’utiliser des antiprotons à des fins thérapeutiques, à cause de la grande densité d’énergie qu’ils véhiculent. Ils pourraient permettre un traitement des tumeurs très localisées. Mais le coût serait astronomique.• 1958; de 1. anti- et matière♦ Phys. Matière dans laquelle chaque particule serait remplacée par son antiparticule. L'existence d'antiparticules est la seule preuve expérimentale de l'existence de l'antimatière.antimatièren. f. PHYS NUCL Ensemble d'antiparticules.antimatière [ɑ̃timatjɛʀ] n. f.ÉTYM. 1958; de 1. anti-, et matière.❖♦ Phys. Matière hypothétique qui serait constituée d'antiparticules.0 Alors on s'imaginait un instant que l'atome était une reproduction exacte du système solaire, mais c'était là une superstition non scientifique : le système éclatait, et l'homme, ayant exploré la matière de bout en bout, arrivait enfin au terme du voyage : l'antimatière se dressait devant lui, symétrique de la matière et vide de Dieu comme elle.Vladimir Volkoff, le Retournement, p. 74.
Encyclopédie Universelle. 2012.